Amanda Castillo

 


5 mai 2016


La coopération, ce facteur de prospérité indispensable aux entreprises

Longtemps louée comme un puissant moteur de progression et de développement économique, la compétition entre les employés est de plus en plus remise en question. Décryptage

Pour réussir, faut-il avoir l’esprit de compétition ou d’entraide? Toute personne qui travaille depuis suffisamment longtemps dans une organisation a déjà été le témoin de luttes de pouvoir entre collègues de bureau. L’idée selon laquelle il est souhaitable de promouvoir une compétition féroce entre les employés d’une même entreprise car les résultats de tous s’en trouvent améliorés est largement répandue auprès des managers. Aussi n’est-il pas rare de voir, dans certaines organisations, des individus aux dents longues entreprendre de véritables campagnes de déstabilisation à l’encontre de leurs collègues de travail sous le regard complaisant de la direction.

L’entreprise Enron en est un parfait exemple. «Le président d’Enron, Jeff Skilling, à présent sous les verrous, ne jurait que par (le livre) Le Gène égoïste de Richard Dawkins, explique le primatologue Frans de Waal. Il instaura donc une concurrence acharnée au sein de son entreprise».


Au fil des siècles, de nombreux penseurs hantés par l’idée darwinienne selon laquelle la vie est un combat ont plaidé en faveur d’une compétition féroce. Ainsi, pour le fondateur du darwinisme social Herbert Spencer, toute législation publique d’assistance aux plus défavorisés, qu’elle vise une fixation des salaires ou une amélioration des conditions de travail, est à proscrire car elle est un frein au progrès social.


Le darwinisme social
Le darwinisme social a profondément influencé les structures de certaines sociétés. Ainsi, «aux Etats-Unis, ce sont les personnalités les plus fortes et compétitives qui réussissent. Inversement, si quelqu’un est pauvre ou au chômage, c’est de sa faute et non celle de la société», dit Michel Ghertman dans Le management stratégique de l’entreprise.

Le psychologue Claude Steiner ajoute qu’«il est pratiquement impossible, dans ces sociétés (nord-américaines), d’atteindre un bien-être quelconque sans avoir de très solides aptitudes à la compétition, (raison pour laquelle celle-ci) est enseignée à un âge précoce, par les parents, mais surtout à l’école où les sports, les notes et les examens constituent un entraînement à la maîtrise de la compétition et nous préparent au monde des affaires, au travail à la chaîne, au marché de l’emploi».

L’idée de compétition darwinienne ne recoupe cependant ni les observations que les naturalistes font des animaux lesquels témoignent d’une formidable aptitude à coopérer (loups y compris), ni de l’aspiration de l’homme à vivre en paix plutôt qu’en guerre. Dans son livre Plaidoyer pour l’altruisme, Matthieu Ricard rappelle que pendant plus de 98% de l’histoire humaine, nos ancêtres ont vécu comme des chasseurs-cueilleurs, en petites tribus fondées sur la réciprocité et la coopération. «Le fait de forger des relations d’échanges et d’entraide à long terme pouvait faciliter la survie de chaque individu et sa reproduction», explique-t-il.

De nos jours, la sélection naturelle est toujours l’un des facteurs qui incite le plus les individus à coopérer. L’évolutionniste Martin Nowak, de l’université de Harvard, remarque que dans les petites communautés et les villages, plus les habitants coopèrent, plus ils deviennent prospères et plus leurs enfants ont des chances de survivre. A l’inverse, les chances de survie d’un groupe de mauvais coopérateurs, constamment en compétition les uns avec les autres, sont maigres.

Qu’en est-il dans le monde du travail? La coopération est-elle aussi une stratégie gagnante? Dans une série d’expériences menées par David Rand, de l’université de Yale, il est apparu qu’au cours d’interactions répétées dans un jeu de confiance qui permettait d’identifier personnellement les coopérateurs et les profiteurs, ceux qui avaient réalisé les meilleurs résultats à long terme et les gains les plus importants étaient tous des coopérateurs. «Le succès des entreprises repose moins sur des génies aux mille talents que sur la coopération fructueuse entre personnes qui ont de bonnes raisons de se faire confiance», analyse l’historien Joel Mokyr.

Les résultats de cette étude font écho au point de vue exprimé par Richard Layard. Selon ce professeur de la London School of Economics, la coopération est un facteur de prospérité indispensable au sein d’une entreprise: «La compétition n’est saine qu’entre les entreprises. Mettre les entreprises en libre concurrence stimule l’innovation et la recherche d’améliorations dans les services et les produits. Elle entraîne aussi une réduction des prix qui profite à tous.»


A l’inverse, la compétition entre les travailleurs d’une même structure est nuisible car elle détériore les rapports humains et les conditions de travail. De la même manière que l’industrialisation au 19ème siècle «cassait» les corps, l’hyper concurrence casse les esprits. Au final, comme l’a démontré l’économiste Jeffrey Carpenter, elle diminue la prospérité de l’entreprise. En effet, le manager qui, pour produire de la richesse, s’accommode de la souffrance de ses employés et récompense ses travailleurs agressifs et individualistes doit compenser par la suite leur attitude par d’autres coûts: arrêts maladie, conflits et apathie au travail.

Des employés dégoûtés
Jacques Lecomte, chargé de cours à l’université Paris-Ouest-Nanterre, explique à cet égard comment fonctionnent les zones cérébrales de la récompense chez l’humain: «Lorsque l’on présente à des individus une boîte de chocolats, cela stimule l’activité du noyau accumbens, la zone cérébrale qui fait partie du système de récompense. Si on leur indique par la suite que le prix du chocolat est élevé, c’est l’insula qui est activée, une zone associée à la douleur et au dégoût. De façon intéressante, ces zones sont également activées quand la personne est engagée dans une compétition.»

Comment améliorer la collaboration au sein de ses équipes? Pour Stefano Retti, directeur de la succursale genevoise de la Banque CIC Suisse, la clé réside dans un savant équilibre entre l’émulation qui stimule, la coopération qui renforce et la solidarité́ qui unie.

«En 2011, notre bureau était en décroissance. Les employés se parlaient peu et beaucoup travaillaient en silo, se souvient-il. Pour favoriser l’émergence d’un esprit coopératif, les collaborateurs de mon service ont été réunis dans un semi open space, ce qui a fortement encouragé les échanges. On a également organisé des sorties et des déjeuners informels au cours desquels les participants ont pu se découvrir des points communs et tisser des liens.»

Ce travail en coopération a porté ses fruits. En 4 ans, le bureau a quadruplé son volume sous gestion. En définitive et comme le rappelle la sagesse populaire, seul on va plus vite, mais ensemble, on va plus loin.